UP-Front vs. Future Health: Class Action

— Ça va ?
— De quoi ?

Edan détacha lentement les yeux du schéma qui montrait la succession des arrêts, au-dessus de la porte de la rame.

— Tu as l’air… euh… stressé. Ce n’est qu’une réunion préparatoire et de toute façon, c’est le cabinet qui va tout gérer, on aura pas besoin de…
— Nan, c’est juste… J’aime pas le métro.
— Oh. Claustrophobe ?
— On peut dire ça.

Le métro avait été inventé par des bureaucrates sadiques pour briser le moral de la population new-yorkaise. C’était un fait. Bon, d’accord, peut-être pas un fait, mais en tout cas l’avis éclairé d’Edan, qui n’aimait ni la technologie, ni les souterrains, ni la foule, ni les miasmes urbains. Il n’avait aucun mal à se rouler dans la boue pour le bien d’une expédition en pleine forêt ni aucune objection à communier avec les lombrics et les cafards en plein camping sauvage mais la saleté de la ville était différente. Elle était pleine de la détresse humaine de gens qui ne se lavaient probablement pas les mains entre le moment où ils urinaient sur les murs des couloirs et celui où ils tripotaient les barres pour se tenir.

Affreux.
C’était affreux.
Ils allaient tous mourir dans d’horribles souffrances.

Quelques minutes plus tard, Edan poussait un long soupir de soulagement en retrouvant la clarté probablement chimique du ciel new-yorkais.

— C’était l’enfer.
— N’exagérons rien.

L’adolescent tourna un regard très sérieux vers Kathy et répéta avec conviction :

— C’était l’enfer.

Kathy hocha la tête d’un air compatissant. Sa théorie, c’était qu’Edan avait de graves problèmes psychologiques. Un gentil garçon, c’est sûr, mais sérieusement dérangé. Normal, se disait-elle : tous les grands génies souffrent d’inexplicables tourments. On ne pouvait pas être un virtuose sans être affligé de phobies paralysantes, de lubies bizarres et d’habitudes irrationnelles. Alors, du haut de ses cinquante ans et de son absence totale d’expertise psychothérapeutique, elle avait pris Edan sous son aile depuis que le jeune homme avait rejoint l’United Privileges Front.

Et ce jour-là, l’UP-Front envoyait une petite délégation de dix militants rencontrer leur futur avocat — ou avocate. Cette réunion, c’était à la fois l’aboutissement de cinq long mois de travail et le début de ce qui promettait d’être une grande campagne médiatique et judiciaire. Ils étaient tous très motivés. Edan, lui, était simplement curieux. Pour être tout à fait honnête, les projets d’UP-Front étaient un peu techniques pour lui. Mais il faisait l’effort de s’accrocher. De toucher au concret. De comprendre comment les choses fonctionnaient.

UP-Front avait un seul but : s’assurer que les privilèges légaux dont devaient jouir les couples homosexuels étaient bien assurés dans les relations contractuelles. Edan avait compris en gros ce que ça voulait dire. La bataille qui s’annonçait contre Future Health avait rendu les choses un peu plus concrètes. Future Health fournissait des assurances santés. Les assurances premium couvraient les dépenses médicales courantes des conjoints concubins. Mais Future Health refusait de payer pour les conjoints de même sexe, dans les États où le mariage homosexuel n’était pas légal, sous prétexte que celles et ceux qui ne pouvaient se marier ne sauraient être des concubins et qu’il n’existait donc pas, à leur égard, d’obligation légale.

C’était ce qu’on avait expliqué à Edan et ça, il l’avait compris. Ensuite, on lui avait dit que les choses étaient beaucoup plus compliquées que ça, que c’était peut-être même une affaire constitutionnelle, qu’il y avait des ramifications fédérales en tout cas, que ça interrogeait la solidarité juridique entre les États, que… Et puis il avait cessé d’écouter. De toute façon, il ne se faisait pas d’illusion. S’il avait le droit de participer d’un peu près au projet, c’était parce qu’on le connaissait un peu et qu’il passait bien à la télé. Les neuf autres militants étaient tous soit des médecins, soit des comptables, soit des activistes chevronnés. Des gens qui savaient de quoi ils parlaient.

Et franchement, ça lui allait. Être un joli visage à mettre devant les caméras pour les conférences de presse, il pouvait faire ça. On lui avait donné des fiches pour répondre à toutes les questions possibles. C’était parfait. Et de fil en aiguille, il espérait bien apprendre quelque chose.

Ils étaient arrivés au pied de l’hôtel dans lequel la réunion devait se tenir. UP-Front avait loué deux salles de séminaire : une pour discuter avec les avocats, l’autre pour tenir une conférence de presse. La routine de l’organisation était bien rodée. Ils n’en étaient pas à leur coup d’essai et c’était pour ça qu’Edan les avait rejoints. Pour comprendre comment on résolvait concrètement des problèmes qui, pour lui, demeuraient somme toute très abstraits. Alors qu’ils se dirigeaient vers l’un des grands ascenseurs, Mark se porta à sa hauteur.

— Si tu as la moindre question, fiston, tu n’hésites pas.

Edan hocha la tête.

Mark était le plus vieux gay qu’il ait jamais rencontré. Il avait au moins deux cents ans ! Ou peut-être juste soixante-dix mais, du point de vue d’Edan, c’était du pareil au même. C’était peut-être idiot mais ça lui faisait quelque chose de rencontrer quelqu’un d’aussi vieux, quelqu’un qui avait dû assumer sa sexualité à une époque où elle était encore illégale. Ces derniers temps, Edan pensait beaucoup à ces luttes passées, qu’il avait du mal à s’imaginer. Il se demandait si des combats semblables n’attendaient pas les mutants. Alors il posait beaucoup de questions à Mark et Mark, comme tous les vieux, adorait parler du passé.

Selon Edan, la nostalgie, c’était un truc qui arrivait en même temps que les rides, la hanche en plastique et la coloscopie annuelle.

Les portes de l’ascenseur se rouvrirent sur un couloir à la décoration sobre et élégante, et ils eurent tôt fait de gagner la salle de réunion. Ils étaient arrivés en avance, essentiellement parce qu’Edan avait persuadé tout le monde d’ajouter une bonne demi-heure aux horaires prévus par le site du métro, « au cas où un ver géant tente de nous dévorer dans les sous-sols » et, comme on jugeait préférable de ménager ses nerfs, on avait accepté.

Du coup, maintenant, bien sûr, à moitié vautré dans un gros fauteuil en cuir, l’adolescent s’ennuyait.

Il pianotait sur le rebord de la table. C’était un morceau de Bach. Dès qu’il avait un support à portée de doigts et du temps à tuer, Edan pianotait. Il avait beau ne pas être toujours très concentré quand on lui parlait, il avait beau avoir constamment envie de nouveautés et ne pas tenir en place, s’il y avait bien un domaine dans lequel il pouvait s’impliquer corps et âme, c’était la musique. Il s’entrainait des heures et des heures chaque semaine et chaque seconde d’oisiveté était consacrée à assouplir ses doigts ou graver dans ses muscles le souvenir de telle ou telle partition. Un jour, un X-Man lui avait dit que s’il avait passé autant temps à perfectionner ses pouvoirs que son talent au piano, il aurait pu devenir un Avenger. Edan en doutait beaucoup.

Accessoirement, ça ne l’intéressait guère.

Peut-être qu’on lui adressa la parole pendant les minutes qui suivirent son arrivée mais c’était peine perdue : Edan écoutait la musique qui se déployait silencieusement dans sa tête. L’arrivée de l’avocate eut le mérite de le ramener à la réalité. Et la réalité était rude.

Il connaissait bien Gabrielle Chapman.
Bon, d’accord, il ne connaissait rien d’elle à part qu’elle représentait le Parti Collectif et ça ne lui en donnait pas envie d’en apprendre beaucoup plus.

Edan était un hippie paradoxal : il était convaincu que tout le monde avait le droit à ses opinions mais il était aussi convaincu que certaines opinions étaient beaucoup plus stupides que les autres. Pour lui, le Parti Collectif était le visage policé de la haine contre les mutants, un peu comme le Tea Party était une version vaguement respectable du Klu Klux Klan. Dans le monde idéal d’Edan, les gens intelligents étaient tous progressistes et tolérants, et tout le monde était intelligent, et les tigres étaient amis avec les lapins.

Il suivit l’avocate du regard alors que celle-ci entamait son tour de table puis il pivota sur son siège et, d’un ton outré, murmura à l’intention de Mark :

— C’est Gabrielle Chapman.
— Oui.
— Elle représente le Parti Collectif.
— Évidemment.

Comme si son interlocuteur n’avait pas eu l’occasion de bien sentir le poids de son argument, Edan répéta :

— Le Parti Collectif.
— Mon cher, quand on se bat pour les marginaux de la société, il n’est jamais mauvais de se faire représenter par ceux qui incarnent les gens normaux.
— Vous l’avez choisie exprès ?
— Bien sûr.

C’était malin.
Mais Edan était quand même outré.
Alors il se mit à réfléchir.

— Une avocate pro-humaine blanche et un porte-parole black mutant.

Mark ne répondit rien alors qu’Edan digérait cette découverte. Il était bien forcé de reconnaître que c’était une bonne stratégie mais l’idée d’être un pion dans le plan médiatique de l’UP-Front était amère.

Il n’eut pas le temps de méditer beaucoup plus la question parce que Maître Chapman se présenta à lui. Edan la fixa avec autant de méfiance que si elle avait eu un sabre et un goût prononcé pour la décapitation.

Lentement, il murmura :

— Ça va…

Et puis il pivota encore une fois sur son siège pour se plonger dans le dossier qu’il avait devant lui. La réunion commença et Edan dut faire des efforts considérables pour y prêter une oreille attentive. L’idée qu’on puisse se battre pour une cause juste en utilisant les gens était nouvelle pour lui et, comme souvent, il se reprocha sa naïveté. Il n’arrivait pas à savoir s’il était admiratif devant l’efficacité de l’UP-Front ou rebuté par leur savoir-faire. Une heure passa passa avec qu’une pause ne soit décrétée et la salle de réunion se vida, tandis que les neuf autres militants passaient dans une petite pièce attenante où l’hôtel avait servi des rafraîchissements.

Edan se leva à son tour mais ce fut pour s’approcher de leur avocate.

— Bonjour.

Il maintenait quand même une distance de sécurité, comme si c’était elle la mutante avec de dangereux pouvoirs.

— Ça doit vous changer. De représenter un groupe comme ça.

Sans doute pas. Le Parti Collectif et l’UP-Front avaient bien des points communs : décidés, méthodiques, organisés, diversifiés, doués pour les opérations méthodiques.

— J’veux dire, travailler pour l’intégration des gens plutôt que pour leur exclusion.

Niveau subtilité et diplomatie, c’était raté, mais Edan était honnête — et direct. Il n’avait pas l’habitude d’y aller par quatre chemins.