L'art de faire braiser du cochon pour un peu de lard - Feat Zola

Peut-être était-ce parce qu'elle la trouvait bien trop distinguée pour faire partie du décor, mais Zola remarqua une jeune femme qui venait d'entrer dans le bar où elle était déjà assise. Peut-être était-ce pour la singulière rousseur de ses cheveux – sûrement plus colorés que les siens. Sans doute s'était-elle trouvée un point commun avec cette inconnue – celui de ne pas sembler à sa place ici. Ce n'était bien sûr que le fruit de son imagination, puisque l'attitude de la jeune femme évinçait l'éventualité du malaise. En revanche, que faisait Diana dans un bar à Central Harlem, dont l'agitation, en plus de la localisation, aurait dû la faire fuir depuis de longues minutes ? C'était en réalité un choix stratégique : elle avait moins de chance de se faire repérer dans un endroit où toutes les personnes qui l'entouraient étaient bien plus trouble-fête qu'elle ne pourrait jamais l'être. Elle avait fini son service une heure auparavant ; il était d'autant moins anormal pour une serveuse de venir boire un verre pour fêter la fin de son service. En plus, demain, c'était vendredi ; elle ne travaillait que l'après-midi à la librairie, mais pas le soir. Sa cachette de ce soir était donc parfaite. Un peu ennuyeuse, ce n'est pas comme si elle était habituée à boire beaucoup d'alcool. Il était difficile de savoir s'il était plus fatiguant de faire autant d'efforts pour se fondre dans la masse, ou d'être paranoïaque au moins de croire qu'on débarquerait au milieu du restaurant où elle travaille pour l'obliger à se plier au Registration Act, voire pire.
Toujours était-il que Diana, digne de son style particulièrement classique, dans son jean et son chemisier blanc bien repassé, se trouvait au milieu de ce bar particulièrement décalé. Elle était clairement mal à l'aise. Ce sentiment était sûrement le motif qui l'avait poussé à s'approcher de l'inconnue, qui était ce qui lui semblait de plus « normal » dans cet endroit. Pourtant, de nombreux signaux l'invitait à ne pas s'approcher : celle qui allait peut-être devenir son interlocutrice n'avait pas l'air particulièrement de bonne humeur, un air sérieux voilait son visage. Ayant à peu près le même naturellement, Zola n'avait pas été freinée par cet indicateur. Elle avait même décidé d'arrêter l'analyse de l'inconnue à ce seul détail. Elle aurait pu chercher à mieux la cerner, cela ne lui aurait demandé que quelques minutes supplémentaires. Peut-être était-ce son cerveau qui avait décrété plus rapidement qu'elle, qu'elle n'avait rien à craindre d'elle ; elle avait en tout cas trois plans de secours, si jamais son intention première la menait à un échec. Elle trouvait toujours un plan pour s'en sortir. Alors, elle s'avança vers elle et sourit le plus naturellement qu'elle put sur le coup – c'est-à-dire légèrement écorché par la crainte d'être rejetée et de se faire ainsi remarquer.

« Tu attends quelqu'un ? Est-ce que je peux m'asseoir ? »

Etait-ce bien cela que l'on disait, quand on voulait sympathiser avec quelqu'un dans un bar ? Zola ne faisait pas cela très souvent, elle hésitait. D'après ce qu'elle avait lu dans les livres, ces deux phrases, accompagnées d'une expression amicale, menait à un taux de réussite de 91%. Ce qui était à la fois fort, mais bien plus faible que ce qu'elle aurait espéré. Les 9% restants étaient attribués à des hommes dont la lourdeur des intentions se sentait avant même qu'ils n'aient besoin d'ouvrir la bouche.
Néanmoins, ses paroles avaient été effacées par l'intervention d'une tierce personne. Un homme, grand, un peu baraqué, visiblement très alcoolisé, avait été plus rapide que Zola. Sûrement que l'inconnue l'avait vu venir, contrairement à Zola qui se sentait particulièrement stupide d'avoir été ainsi devancée sans même avoir pu le prédire, et que cela expliquait l'air peu sympathique qu'elle affichait, alors que Zola pouvait dire avec certitude que ce n'était pas quelqu'un de mauvais.
Zola recula de quelques pas, hésitante. Elle n'avait rien à faire dans cette histoire. La jeune femme semblait suffisamment forte pour s'en sortir toute seule. Elle ne lui serait d'aucune aide ; et ce ne serait pas prudent. Elle ne voulait pas se faire remarquer. Une dispute, voire une bagarre, était bien la dernière chose dont elle avait besoin. Elle tourna le dos à la scène, se dirigea vers la chaise où elle était précédemment installée. Elle s'assit. Elle culpabilisait un peu d'ignorer celle avec qui elle trouvait tant en commun. D'un autre côté, elle était trop prudente, et n'était pas du tout aventureuse, ce qui l'empêchait d'y retourner. Elle tendait l'oreille, au cas où – quoi que cela ne changerait probablement rien.
Elle imagina tous les scénarii possibles pour le déroulement des événements, en se basant sur ce qu'elle avait pu découvrir de l'inconnue, et du grand gaillard. Instinctivement, elle pariait sur la rouquine. Elle chercha à se l'expliquer psychologiquement et mathématiquement, ce qui faisait plutôt fléchir les chances vers son adversaire. Dérangée par la contradiction entre son instinct et son cerveau, elle se tourna dans leur direction, les observant comme on regardait un film ou une pièce de théâtre. Elle se serait sentie presque honteuse de profiter du spectacle, si elle n'était pas prise dans toutes ses analyses. La situation avait quelque chose de fascinant. Non, en fait, ce n'était pas tant la situation que l'inconnue. Il y avait quelque chose dans son attitude qui troublait ses calculs. Quelque chose qu'elle n'arrivait pas à retrouver dans les livres qu'elle avait lus, aussi nombreux soient-ils. Le problème de Zola était qu'elle ne voulait pas utiliser ses pouvoirs. Elle voulait être un être humain parfaitement normal. Il ne fallait donc pas qu'elle s'étonne de l'inexactitude de ses calculs, parfois même de la lenteur de sa réflexion, de l'association de ses connaissances pour les appliquer à une situation. Elle ne sollicitait ses capacités que pour son cabinet de voyance. Pourtant, ce soir, cette inconnue lui donnait envie d'essayer. De l'aider, d'une certaine façon, en déterminant le meilleur schéma qui pourrait lui permettre de mettre cet homme K.O. Sans être blessée. Ca lui demandait encore un peu de temps, une patience que la situation n'accordait peut-être pas.